Pour comprendre la relation psychologique existante entre un céréalier et un robot, il nous faut d’abord appréhender quel est notre rapport à la technique en général. Avec Leroi-Gourhan, nous avons compris que les objets techniques prolongent nos diverses facultés : par exemple, les moyens de transport augmentent les pouvoirs de nos membres inférieurs, ou encore les calculatrices nos possibilités mentales. Vygotsky, lui aussi, a montré que toute activité humaine est médiatisée par des « artefacts », construits pour contrôler et transformer son environnement. L’homme a donc besoin d’« outils », c’est un dire d’« artefacts techniques », pour cette transformation. Un outil est ainsi une extension de l’être humain qui permet de le « prolonger », pour transformer, par son intermédiaire (médiation), l’environnement. Aussi, pour le céréalier, le robot est d’abord et avant tout un outil, qui est un intermédiaire entre lui-même et l’environnement agricole qu’il cherche à transformer.
Mais cela ne suffit pas à ce que le lien entre l’homme et le robot soit créé. Il faut encore une deuxième étape, tout aussi importante que celle qui a mené à considérer l’outil comme un prolongement de nos capacités mentales, par exemple. Il faut encore que l’outil devienne un « instrument ». Un robot peut bien devenir un « outil » dès lors qu’il est conçu dans un but précis, conçu et réalisé pour répondre à un objectif précis. Par exemple, pour un céréalier, qu’un robot passe dans les parcelles de terres pour mesurer les taux d’engrais. Mais un robot ne devient un instrument qu’à partir du moment où il s’inscrit dans un usage « subjectif », qui correspondant au « style » de l’agriculteur, et donc engageant sa personnalité, ainsi que ses actions. Là, seulement, le robot ne devient non plus seulement « un » robot, mais « son » robot », c’est-à-dire un prolongement du céréalier lui-même, y compris de son propre fonctionnement « affectif ». Nous avons appelé ce moment psychologique : l’ « auto-empathie robotique » (c’est-à-dire l’auto-empathie « médiatisée » par la robotique). Ce processus psychologique, qui se médiatise avec les robots, se fait en deux étapes. La première concerne une « externalisation » d’une partie de notre propre personnalité dans le robot, comme c’est le cas de soldats de l’armée américaine qui décrivent un sentiment d’auto-extension de leur personnalité : en externalisant une partie d’eux-mêmes dans « leur » robot, ils se sentent blessés quand celui-ci est endommagé, par exemple. La seconde condition concerne l’externalisation de nos propres actions dans le robot (un peu à la manière de la relation avec un « avatar numérique », où nous devenons « spectateurs de nos propres actions »). Pour cela, le robot doit partager deux choses : un même espace physique que l’utilisateur (il doit être dans la même pièce que lui, par exemple), mais aussi pouvoir se synchroniser avec lui (par les gestes et attitudes, ou encore par les regards). Si les deux conditions de l’ « auto-empathie robotique » sont remplies, le robot fonctionne un peu comme notre « double », comme un « autre moi-même ».
Lorsque ces deux étapes sont remplies, le robot devient un « outil » qui permet à l’homme de prolonger certaines de ses capacités physiques ou mentales et, d’autre part, il devient un « instrument » dans la mesure où il prolonge aussi sa propre subjectivité, c’est-à-dire ce qu’il « est », en propre (ses émotions, ses pensées, ses actions, sa personnalité, etc.).
Or, plusieurs attributs du robot-céréalier peuvent empêcher que l’auto-empathie se médiatise, c’est à dire que le céréalier se l’approprie comme un « double de lui-même », ou comme une sorte de « compagnon personnel ». En premier lieu, il y a la complexité des dispositifs robotiques qui assistent la tâche agricole. Certains céréaliers, par exemple, se dotent de tracteurs et pulvérisateurs équipés de GPS, avec des calculateurs intégrant des capteurs. Ces machines ont des avantages non négligeables pour le céréalier, en termes notamment d’efficience productive : optimisation des périodes d’utilisation pour le jalonnage, gain de temps, de carburant, de quantité d’intrants…Mais ces machines confrontent aussi à une difficulté : le céréalier est soumis à une abondance de données dont il ne sait, souvent, que faire : relevés satellitaires sur les biomasses, cartographie complexe de rendements, etc. Le céréalier est confronté à la complexité du traitement de toutes ces informations, qui altère parfois le sentiment de prise de décision, puisqu’il laisse faire les machines « à sa place ». Alors que le robot-céréalier est conçu pour servir l’agriculteur, il devient un compagnon déroutant, et rend plus difficile le « passage » entre soi et le monde qu’il doit transformer.
Un autre facteur rend difficile l’auto-empathie avec ces robots : c’est leur degré d’autonomisation. En effet, grâce aux systèmes de capteurs, certaines machines agricoles s’auto-pilotent sur des tracés précis. Il existe par exemple des tracteurs qui suivent, d’une manière autonome, un trajet déterminé par des algorithmes, tandis que le chauffeur, en cabine, fait essentiellement du « monitoring » de surveillance des écrans. Avant que n’apparaissent des tracteurs sans cabine embarquée ! En effet, il existe un développement pléthorique de robots mobiles, sans poste de conduite, comme le « Spirit tractor », un tracteur autonome qui travaille l’entretien de larges parcelles de terrains. Ou encore le robot « AgBot », capable de planter des graines, et fonctionnant 24 heures sur 24 grâce à l’énergie solaire. Ces robots agricoles autonomes sont essentiellement assistés de drones, capables de fournir des vues aériennes très précises des cultures, pour détecter, en temps réel, les problèmes susceptibles d’être résolus. Et ce, parfois, sans aucune intervention humaine, en début et en bout de processus ! Ainsi, de plus en plus, le céréalier pourra ne jamais partager le même espace physique que ses robots, dans la mesure où son activité professionnelle s’exercera essentiellement derrière un écran d’ordinateur.
Enfin, un troisième facteur rend compte de la difficulté de penser le robot-céréalier comme un « prolongement de soi » : c’est l’absence d’apparence humaine. S’il y a bien des robots des champs qui prennent l’apparence d’insectes (comme le robot « Prospero », ou encore certains drones), les robots-céréaliers ne sont pas des robots humanoïdes. Leur apparence est essentiellement « industrielle ». Du coup, il est très difficile pour l’agriculteur de se mettre « à la place » de son robot, mais aussi pouvoir se synchroniser avec lui – il n’a pas de « regard », ni de gestes et attitudes à « suivre ». Ainsi, avant l’arrivée des robots, les machines agricoles étaient le prolongement de la main du céréalier. Avec les robots, le céréalier peut avoir le sentiment que le robot n’est non plus le prolongement de lui-même, mais le prolongement d’un « dispositif informatique », en maintenance éventuelle par des informaticiens éloignés du monde agricole.
Pour toutes ces raisons, le céréalier peut se sentir dépossédé de son activité professionnelle, par les robots, en sus du risque patent d’être débordée par elle. Autrement dit, le robot reste à l’état d’ « outil » dans l’esprit de l’agriculteur : il participe à une activité qui n’engage plus sa subjectivité, mais seulement la « subjectivité froide » de machines autonomes. Le robot agricole devient une « machine hors-soi », hors de la portée du fonctionnement psychique de l’agriculteur. Bien entendu, il s’agit d’un risque potentiel, et dans certaines circonstances, notamment lorsque ces trois facteurs de « dépossession » sont remplis.
Mais, même quand l’auto-empathie robotique se crée chez le céréalier, il existe un autre risque : la robophobie. En effet, puisque maintenant le robot-céréalier est, en partie, le prolongement de l’agriculteur, le robot menace ce que l’on appelle le narcissisme. Il ne s’agit pas d’une menace singulière à la profession, puisqu’elle concerne l’ensemble des personnes en relation avec des robots, pour lesquels ils ont de l’empathie et de l’auto-empathie. En effet, les robots menacent toujours le Moi, suivant trois raisons principales. D’abord, parce qu’ils nous ressemblent, par exemple les robots humanoïdes, mais pas seulement, dans la mesure où nous ne sommes plus les seuls à posséder des « attributs humains » performants (bipédie, préhension, etc.). Ensuite, parce qu’ils sont en devenir d’avoir une intelligence (notamment logico-mathématique) très supérieure à la nôtre. Enfin, parce qu’ils font craindre que l’évolution ne s’arrête pas avec nous, et qu’une évolution « naturelle » technologique ne prenne le relais. Il s’agit d’une triple atteinte narcissique pour l’espèce humaine, sous-jacente à la crainte d’un « grand remplacement ». Aussi, l’homme va préférer avoir peur du robot, plutôt que tenter de restaurer cette triple atteinte narcissique. Même si ce « risque psychologique » est moindre dans la relation du céréalier avec ses robots, il existe pourtant bel et bien : la performance des machines, leur IA (Intelligence Artificielle) et leur interconnexion (robots agricoles, drones, algorithmes prédictifs, etc.) et, enfin, le remplacement des « vieilles machines » par de « nouvelles machines », lui font craindre qu’un jour elles ne le remplacent, en totalité ou en partie.
Pour éviter ces risques (dépossession, déperdition narcissique, robophobie), il est indispensable que l’agriculteur sente qu’il exerce un « contrôle » suffisant sur ses robots. Qu’il dispose par exemple de connaissances informatiques suffisantes, lui permettant de suivre, en temps réel, l’activité de ses terres. Ou bien qu’il connaisse la programmation de ses machines. Ou bien encore, que certaines d’entre elles puisse disposer d’un « rappel » de l’humain (par exemple, que les cabines sans pilotes soient pilotés par des « robots humanoïdes »). Bref, que le céréalier puisse avoir le sentiment que son robot est là comme un outil, certes, mais aussi comme un « point de passage » entre lui-même et le monde agricole qu’il désire transformer. Qu’il soit toujours, et dans toutes les circonstances, « son » robot.
Frédéric Tordo
Pour approfondir :
Tisseron, S., & Tordo, F. (dir.) (2014). Le virtuel, pour quoi faire ? Regards croisés. Psychologie clinique, 37(1).