Manifeste de la cyber psychologie

Manifeste de la cyber psychologie

Nous sommes déjà nombreux à passer plus de temps à regarder notre smartphone et à interagir avec lui qu’avec nos semblables, et cette évolution ne fera que s’accentuer. Elle nous oblige à concevoir une nouvelle éthique qui intègre les machines comme des partenaires affectifs, et même peut-être juridiques, de notre construction du monde. Elle nécessite aussi que nous repensions l’ensemble de la psychologie pour y intégrer les interactions entre l’homme et ses artefacts.

Les interactions et régulations internes aux artefacts et à leurs regroupements en systèmes sont étudiés par la technologie.

Les interactions et régulations internes aux humains et à leurs regroupements en systèmes sont étudiés par la psychologie de famille et de groupe et par la sociologie des organisations.

Les interactions et régulations entre les humains et leurs artefacts sont l’objet de la cyber psychologie. Elle se fixe trois objectifs.

Etudier la façon dont les machines transforment l’homme en modifiant ses expériences sensorielles et motrices. D’ores et déjà, de nombreux domaines sont concernés : l’identité, le rapport à l’attente, à l’intimité et à la solitude, la relation à l’espace, au temps, au deuil et à la sexualité, et même la honte et la culpabilité.

Etudier les nouvelles formes d’animisme qui se développent, fondées sur la croyance dans les capacités des machines très supérieure à leurs possibilités réelles, phénomène constaté dès les années 1960 par Weizenbaum et appelé depuis « dissonance cognitive ».

Etudier les nouvelles formes de contrôle et d’influence rendus possibles par les outils numériques. Ce mot était associé dans les années 1930 à l’idée d’une transformation des individus par un changement maîtrisé de leur environnement social. Mais une signification nouvelle s’est imposée depuis le scandale Cambridge Analytica : la possibilité d’intervenir de façon ciblée dans la sphère la plus intime de chacun, sur son microcosme intime

L’évolution technologique contient de formidables opportunités, en termes de santé et d’éducation notamment. A condition que nous sachions garder à l’humain sa spécificité. Entre l’homme transformé en automate du XXème siècle et l’automate doté de qualités humaines que certains nous annoncent pour le XXIème, il n’y a pas à choisir. Les deux dépossèdent l’humain de ce qui fait sa spécificité, à savoir l’ensemble des rapports sociaux et historiques qui l’instituent en tant que tel, et la capacité qu’il a de s’y laisser réduire, ou au contraire de les connaître et de de choisir des directions que ces déterminismes ne laissaient pas prévoir.

Il n’y a pas d’homme-machines, il n’y a pas non plus de machines-hommes, il n’y a que des machines et des hommes, pris dans des interactions de plus en plus riches et complexes à travers lesquelles les unes et les autres ne cessent de se transformer mutuellement : il est urgent de créer une discipline capable d’étudier les bouleversements qui en résultent. Elle trouvera tout naturellement sa place dans la logique de l’étude des interactions réciproques initiée par Norbert Wiener. D’où le choix de son nom : la cyber psychologie.

Serge Tisseron, Aout 2018