Blade Runner 2049, de Denis Villeneuve

par | 12 mai 2017

Robot cherche père désespérément

Blade Runner 2049 fait suite au film culte Blade Runner, réalisé par Ridley Scott en 1982. Pour ceux qui n’auraient pas vu ce premier opus, rappelons qu’il racontait la révolte des robots androïdes Nexus 8, encore appelés « réplicants».

Revêtant l’aspect d’hommes et de femmes adultes, ces robots ne vieillissaient pas, mais ils étaient dénués de toute émotion, ce qui assurait leur servilité en toute circonstance.

Ceux d’entre eux qui côtoyaient de très près les humains finissaient toutefois par développer des sentiments à leur contact.

On limita alors leur longévité à quatre années pour éviter que cette leurs affects les empêchent d’accomplir leur besogne sans état d’âme.

Les Nexus 8, furieux de devoir mourir quatre ans seulement après avoir été mis au monde, se révoltèrent. Leur fabrication fut arrêtée, les exemplaires identifiés traqués, mais quelques-uns arrivèrent à échapper à leurs exécuteurs, qu’on appelait les Blade Runners. Dans Blade Runner 2049, qui se déroule plusieurs décennies plus tard, la défaillance des Nexus 8 a été résolue : les nouveaux réplicants sont programmés pour être serviles quoi qu’il arrive et, pour mieux les contrôler, on leur greffe de faux souvenirs et de fausses émotions. Certains de ces nouveaux esclaves sont chargés d’exécuter les derniers Nexus 8 encore capables de se révolter. Le héros du film de Denis Villeneuve est l’un de ces Blade Runners. Comme tous les réplicants, il n’a pas de nom : on l’appelle agent K, ou encore officier K.

Une quête familiale inattendue

Fabriqués pour travailler servilement, les réplicants n’ont ni amis, ni famille. Au moment où il rentre chez lui, l’agent K (interprété par Ryan Goslin) se fait insulter par une voisine. « Allez, rentre chez toi, peau de robot, lui crie-t-elle. Il n’y a personne pour t’attendre ! » La supérieure hiérarchique de K ne perd elle non aussi aucune occasion de lui rappeler qu’il n’a pas de parents, pas de passé, et même pas d’âme. Pourtant, les circonstances vont peu à peu amener ce réplicant ordinaire à croire qu’il est un « élu ». Certes, il n’a pas les pouvoirs extraordinaires d’un super-héros, mais il serait né trente ans auparavant « par miracle », de l’amour d’un humain, Rick Deckard (Harrisson Ford), et d’un réplicant de sexe féminin, Rachel. Un nouveau JésusChrist, en quelque sorte ! La comparaison n’est pas excessive, car les réplicants sont censés considérer les hommes comme leurs dieux. Le patron de l’entreprise qui les fabrique, Neander Wallace, prétend d’ailleurs les « sortir de la glaise », reprenant à son compte une phrase de l’une des deux versions de la Genèse, lorsque Dieu crée Adam et Eve à partir d’un peu de terre. Et il s’accorde aussi le droit de les tuer d’un coup de scalpel si tel est son désir, exactement comme Dieu exigea d’Abraham qu’ il égorge son fils Isaac sans autre but que de mettre à l’épreuve son obéissance.Or Wallace va lancer sa meilleure assistante aux trousses de l’agent K pour le tuer. Il n’en faut pas plus à celui-ci pour se convaincre qu’il est bien une créature d’un genre nouveau, capable de réconcilier les hommes et les robots.Et pour s’en assurer, il part à la recherche de ses parents. Il ne tarde pas à découvrir que sa mère est morte en le mettant au monde. Il ne lui reste plus alors qu’à retrouver son père…

Quand les souvenirs des uns nourrissent les rêves des autres

Dans cette quête initiatique, l’agent K croise Ana Stelline, une fabricante de faux souvenirs chargée d’en implanter aux réplicants. Cette jeune femme rêve d’humaniser toujours plus les robots, et, pour y parvenir, elle leur greffe des souvenirs d’anniversaires. Pourquoi ceux-là ? Parce que ces événements, explique-t-elle, rythment notre passé mieux que tous les autres et tissent le fil de notre histoire. Or Anna Stelline, parfois, insère aux robots qu’elle considère un peu comme ses enfants…ses propres souvenirs. Mais n’est-ce pas aussi ce qui arrive dans nos vies à chacun? En chargeant d’émotions personnelles une situation vécue ensemble, les parents incitent leur enfant à la vivre lui aussi avec une intensité particulière. Il y a alors de fortes chances qu’il la mémorise, car c’est l’émotion associée à un événement qui fait échapper celui-ci à l’oubli. Quel souvenir garderions-nous de nos premiers anniversaires si nos parents n’avaient pas éteint la lumière, allumé les bougies, et chanté ensemble « heureux anniversaire » ? Nous les aurions probablement oubliés ! C’est parce que notre entourage a accompagné ces événements de gestes et de mimiques inhabituelles que nous leur avons accordé tant d’importance et que nous nous en sommes souvenu.Mais il peut arriver qu’un enfant mémorise de la même façon un événement alors que celui-ci ne le concerne en rien. Prenons le cas d’un parent qui a d’excellents–ou de très mauvais – souvenirs associés à une maison de son quartier. À chaque fois qu’il passe devant elle, il ne peut pas s’empêcher de sourire sans raison apparente, peut-être de plaisanter, ou au contraire de s’assombrir et de s’attrister. Son enfant le remarque, se réjouit avec son père, ou s’assombrit avec lui. Du coup, si cette expérience se déroule avec une grande intensité, ou bien si elle se répète régulièrement parce que l’enfant et son père empruntent souvent cette rue, l’enfant associe à cet espace précis des souvenirs joyeux ou tristes, et si la maison est d’une couleur particulière, il peut parfois associer sa joie ou sa tristesse à cette couleur. D’une certaine façon, l’enfant se fabrique bien des souvenirs personnels, mais ces souvenirs sont lestés par les émotions d’un autre. Lorsqu’il s’agit de souvenirs heureux, tout se passe évidemment sans problème. Le bonheur et la joie ne sont pas sans histoire, mais ils se passent très bien d’explications qui ne pourraient qu’en contrarier la tranquille évidence. En revanche, si le parent est très affecté, l’enfant peut finir par associer sans raison personnelle un sentiment de solitude ou de tristesse à une rue, à une maison, voire à une couleur ou à un style architectural, sans raison personnelle. C’est pourquoi nous serions bien inspirés, parfois, de nous interroger sur le rôle de nos parents dans la fabrication de notre passé : bref, de prendre conscience de ce que l’agent K va peu à peu découvrir à ses dépens…

Dissociation cognitive

Mais l’agent K ne croirait pas autant qu’il est l’élu s’il n’y était fortement encouragé par l’intelligence artificielle qui lui sert de compagne. N’ayant pas le droit d’avoir une famille, il n’a en effet personne à qui se raconter, mais la technologie a pallié ce manque : un hologramme se matérialise à sa demande dans son appartement sous la forme d’une jeune et jolie jeune femme (incarnée par Ana de Armas). Il s’agit d’une application que tout homme solitaire est invité à acheter par une publicité géante omniprésente partout dans la ville. Un hologramme immense représentant la même femme dénudée s’avance vers tout homme solitaire et pointe vers lui un index gigantesque. Cette figure maternelle aussi grande que peut l’être un adulte pour un très jeune enfant désigne ainsi par ce geste celui qu’elle interpelle comme unique à ses yeux. Et une fois achetée, elle continue à s’y employer le mieux possible. Douée cette fois d’une taille humaine dans l’appartement de son acheteur, elle est en effet programmée pour satisfaire ses attentes en toutes circonstances. Et l’hologramme acheté par l’agent K. s’y emploie à sa façon en lui affirmant ce qu’il a envie d’entendre, et de croire:oui, il est bien « l’élu», l’enfant miraculeux né d’un homme et d’une réplicante, appelé à ce titre à un destin exceptionnel. «Tu n’es pas un robot comme les autres, lui dit-elle. Tu as été désiré, tu as été aimé, tu es exceptionnel, comme un humain, tu dois te choisir un prénom. » K a beau savoir que ce programme informatique est conçu pour le confirmer dans son désir, il ne peut pas s’empêcher de le croire et opte pour le prénom de Joe…Dans les années 1960, l’informaticien Joseph Weizenbaum a écrit un programme, baptisé Eliza, qui simulait un psychothérapeute rogerien1. Eliza reformulait les affirmations de l’interlocuteur sur un mode interrogatif, ou répondait « Je comprends…», créant à terme une dépendance émotionnelle de la part de ses utilisateurs. Ils avaient conscience d’avoir affaire à une machine, mais ne pouvaient s’empêcher de penser qu’elle se préoccupait d’eux. Comme le déclara Joseph Weizenbaum, de courtes interactions avec ce programme relativement simple étaient capables d’induire des pensées délirantes chez des personnes tout-à-fait normales ! Il semble bien que, face aux machines conçues pour nous plaire, nous risquions de nous comporter comme K !

Métamorphose

Quoi qu’il en soit, dès que l’agent K se pense le fruit de l’amour, son monde intérieur bascule. Le programme qui lui a été implémenté se détraque, puis il s’humanise et s’ouvre à la dimension de l’altruisme et de la générosité. Quant à sa compagne hologrammatique, elle se révèle être un outil permettant aux poursuivant de l’agent K de le suivre à la trace : sa meilleure amie est donc, en même temps, sa pire ennemie ! Mais il faudra nous faire à cette idée : les robots, réels ou virtuels, ne cesseront jamais de transmettre nos données personnelles à leurs fabricants !Je ne dévoilerai pas la suite, pleine de surprises, pour ne pas gâcher le plaisir du spectateur. Entre-temps, celui-ci aura été invité à méditer sur trois vérités : que certains de nos souvenirs d’enfance ne sont à l’origine pas les nôtres, et qu’ils sont induits par nos parents, voire par nos frères et sœurs ; que la possibilité de fonder une famille différenciera toujours l’homme de la machine ; et enfin que ceux qui n’ont pas la chance de le faire pourront être tentés de la remplacer par une machine parlante, et apparemment désirante…mais, en réalité, toujours soumise à son programmeur.

1Carl Rogers (1902-1987). Psychologue américain qui a mis l’accent sur la relation entre le thérapeute et le patient, et prôné une écoute non directive.