Propos recueillis par Mélanie Murciano, pour Usbek & Rica, http://usbek-et-rica.fr/frederic-tordo-la-robophobie-nest-pas-une-phobie-simple/
La peur des robots est-elle une véritable pathologie, prise au sérieux par les psychiatres et les psychologues ?
Frédéric Tordo : « La phobie des robots est un phénomène que l’on rencontre en clinique, en effet. On parle de « robophobie », ou « robophobia », et les personnes atteintes sont décrites comme « robophobes ». Après, beaucoup d’objets peuvent devenir phobogènes, à plus forte raison lorsque ces objets sont complexes. Aussi, il ne s’agit pas d’en faire une entité psychiatrique autonome. Au contraire. D’une part, la robophobie est « trans-nosographique », c’est-à-dire qu’elle peut apparaître dans tous les troubles psychiatriques. Et d’autre part, elle est souvent une thématique du registre des « phobies limites » : elle s’associe alors à une mauvaise structuration de l’angoisse (le patient sait qu’il a peur mais ne sait pas toujours ce qui lui fait peur dans sa relation aux robots) et, parfois, à une idéation persécutoire (le robot est un danger potentiel). On parle aussi de robophobie lorsque nous ne pouvons plus penser, lorsque nos défenses propres sont mises à mal, avec un risque d’effondrement narcissique, de menace imaginaire pour le Moi ».
En quoi le robot peut-il être une menace pour le moi ?
Frédéric Tordo : « D’abord parce qu’ils nous ressemblent, en tout cas les robots humanoïdes. Nous ne sommes plus les seuls à posséder des « attributs humains » performants (bipédie, préhension, etc.). Ensuite, parce qu’il n’est pas totalement exclu qu’ils finissent par avoir une intelligence supérieure à la nôtre. Enfin, parce qu’ils font craindre que l’évolution ne s’arrête pas avec nous, et qu’une évolution naturelle technologique ne prenne le relais. Il s’agit donc d’une triple atteinte narcissique pour l’espèce humaine, sous-jacente à la crainte d’un « grand remplacement ». Aussi, le « symptôme phobique », c’est-à-dire la peur concrète du robot – et son évitement – est une tentative de restauration de cette triple atteinte narcissique. À défaut de pouvoir traiter psychiquement cette atteinte, on va alors plutôt éviter de penser aux robots, éviter d’en rencontrer, en avoir peur ».
Comment expliquer cette phobie d’un point de vue psychanalytique ?
Frédéric Tordo : « La robophobie a deux explications principales, qui sont liées. La première nous a été donnée par le roboticien japonais Masahiro Mori, en 1970, avec la théorie de la « vallée de l’étrange ». Suivant cette théorie, plus un robot humanoïde est proche de l’humain, plus ses défauts nous paraissent monstrueux, inquiétants. Une créature robotique peut même donner le sentiment d’être une personne morte qui bouge, autrement dit un zombie. Cependant, toujours selon cette théorie, lorsqu’un robot a atteint un haut niveau de ressemblance, il est mieux accepté. Le terme de « vallée » est ainsi employé pour désigner cette zone à franchir au-delà de laquelle les imperfections « non-humaines » ne provoquent plus d’inquiétudes ».
Et quelle est la seconde explication historique ?
Frédéric Tordo : « Elle nous est donnée par la psychanalyse, qui sert à comprendre ce qui se déroule subjectivement dans cette « vallée de l’étrange ». En 1919, Freud aborde la question du « sentiment d’inquiétante étrangeté » et constate que nous trouvons étrange ce qui devrait nous être familier. Pour Freud, cela s’explique par l’importance du double, à savoir la mise en scène de personnages qui, du fait de leur apparence semblable, sont forcément tenus pour identiques » dans une situation de doute. La relation avec un robot est donc une source privilégiée d’inquiétante étrangeté, puisqu’elle crée une situation de familiarité (impression de ressemblance) tout en étant étrange (la technologie ne reproduit pas parfaitement l’humain). La robophobie trouve alors son origine dans cette « impression » du double, dans une répétition du même, mais un même non identique. En cause donc, notre sentiment de familiarité, qui est déçu, rendant la relation robotique inquiétante. Tout cela est rendu possible parce que le robot génère chez nous de l’empathie. En effet, nous parvenons à nous mettre à la place de ses actions – on parle alors d’« empathie d’action » – parce que celles-ci sont différenciées et autonomes, comme les nôtres. Mais rapidement, nous devons nous rendre à l’évidence : le robot nous ressemble sans être tout à fait nous. Il s’agit donc d’une « inquiétante familiarité ». Ainsi, paradoxalement, la relation au robot est d’autant plus phobique qu’elle est empathique ».
Quels robots sont les plus susceptibles de faire peur ?
Frédéric Tordo : « Conformément à ce que Mori prédisait, le robot humanoïde est le plus à même de devenir un « objet phobogène ». Le « robot avatar » d’Hiroshi Ishiguro, un professeur de robotique japonais, en est un exemple assez saisissant. Il s’agit d’un androïde – on parle aussi de « geminoïde » – qui lui ressemble avec une très grande fidélité. La peau de ce robot, au réalisme inquiétant, suscite régulièrement l’effroi de ceux qui le contemplent. Pour éviter de susciter de la peur, des concepteurs réalisent des robots androïdes qui ont davantage l’apparence d’enfants ou de poupons, comme les robots Nao ou Romeo, conçus par la société Aldebaran. Ces deux robots ont la particularité d’avoir peu d’expressions faciales et, ainsi, d’être plus « sympathogènes » dans la mesure où ils ne rejoignent la « vallée de l’étrange ». D’ailleurs, dans le film Star Wars, ne sommes-nous pas davantage portés à la sympathie à l’égard de R2-D2 plutôt que de C-3PO, qui nous ressemble pourtant davantage ? »
Avez-vous déjà croisé des patients atteints de « robophobie » ? Si oui, comment cette phobie se manifeste-t-elle ?
Frédéric Tordo : « La robophobie est un phénomène encore marginal, car la démocratisation de la robotique domestique est loin d’être achevée. Mais même à l’avenir, il ne devrait pas y avoir beaucoup plus de cas de robophobie par rapport à d’autres formes de phobies. En clinique, les patients ne viennent pas nous voir directement pour cela ; la robophobie surgit plutôt au fil des séances. Elle est le plus souvent décrite à partir du monde de la fiction, car peu de patients sont en relation directe avec des robots. Prenons un exemple. Je reçois un patient, atteint par ailleurs d’un certain nombre de « phobies limites », qui craint cette démocratisation de l’usage des robots, notamment des robots de guerre car ils peuvent « envahir le monde, détruire les hommes, et les remplacer ». Une autre de mes patientes craint plutôt que les machines n’en viennent à « bugger » par peur d’une divulgation des communications : « Ce qui fait peur, c’est qu’un robot ait un dysfonctionnement, et que ma vie privée se trouve diffusée au monde. On peut facilement se faire hacker ! ». Cette thématique de la divulgation des informations privées, voire confidentielles, est d’ailleurs transversale aux technologies numériques et robotiques. Comme on le voit, la robophobie n’est pas identique d’un patient à l’autre, elle n’est pas une « phobie simple », mais reprend les contours de la problématique psychopathologique sous-jacente ».
La peur du robot est-elle une peur ancestrale ? On pense forcément aux mythes du Golem ou de Frankenstein qui, sous certains aspects, se rapprochent de notre conception moderne des robots…
Frédéric Tordo : « On pourrait parler de peur archaïque. C’est la peur qu’un objet, qu’une chose, ne s’anime alors qu’il est supposé être inanimé. Et c’est valable pour une pierre (Golem), comme pour un cadavre (zombie, créature de Frankenstein) ou une machine (robot). Dans le cas du robot, la peur vient de ce qu’il est appréhendé comme une sorte d’« être humain » mais un être humain « non vivant », sans vie psychique. Finalement, ces créatures virtuelles nous renseignent sur nos capacités à nous projeter dans des objets pour tenter de se les approprier. Autrement dit, nous projetons notre propre vie psychique dans les robots, sans même nous apercevoir que cette vie psychique ne s’applique pas à eux. À défaut de pouvoir nous approprier psychiquement un être qui n’est décidément pas comme nous, nous préférons en avoir peur, et nous en protéger. Enfin, tous ces personnages de fiction illustrent encore une dernière chose : la création de robots révèle notre peur de nous-mêmes. Pour reprendre l’exemple de la créature Frankenstein, elle est angoissante, bien entendu, mais tout autant que son créateur. Que s’est-il passé dans sa tête pour animer un monstre pareil ? Autrement dit, la robophobie se fonde sur la peur de nous retrouver nez à nez avec une machine plus forte que nous, plus intelligente que nous, et surtout comme nous mais dans une version incontrôlable. La peur archaïque du robot, c’est donc aussi la peur de nos propres états de subjectivité, de nos propres désirs, ambivalents et contradictoires, projetés sur une figure technologique censée nous ressembler ».
Frédéric Tordo